Yougoslavie-Rwanda :
des tribunaux internationaux contestés

Note :  ce texte, écrit en octobre 1998 par Georges Berghezan, journaliste belge collaborateur du  GRIP , a été publié dans " Demain le monde ", périodique du CNCD (Bruxelles décembre 1998), sous une forme légèrement plus courte. Courtoisie de Georges Berghezan.

 Sources principales

 

A fortiori s'il est accusé des crimes les plus graves, tout individu a droit à un tribunal indépendant et à une défense équitable. Alors qu'elles auraient dû être des modèles de justice internationale, les instances chargées de punir les criminels de guerre de l'ex-Yougoslavie et du Rwanda sont loin de faire l'unanimité.
 

L'adoption en juillet dernier du statut d'une Cour criminelle internationale (CCI) par 120 pays est sans conteste une avancée importante vers l'instauration d'une justice débordant le cadre des frontières nationales. La Cour devra châtier les criminels de guerre qui auraient échappé à la justice des Etats dont ils sont originaires. Alors que ses premiers jugements ne sont pas attendus avant le prochain millénaire, il n'est pas inutile de faire le bilan des activités des deux Tribunaux pénaux internationaux (TPI) dont la création a stimulé l'accouchement d'une Cour dont il était question depuis cinquante ans.

Alors que la CCI a une vocation universelle, les Tribunaux devant juger les crimes commis durant les guerres d'ex-Yougoslavie et le génocide rwandais sont des tribunaux "ad hoc", ayant un champ de compétences limité par le Conseil de sécurité des Nations Unies qui les a créés, respectivement en 1993 et 1994. Le premier, basé à La Haye (Pays-Bas), a pour mission de punir les auteurs de violations graves du droit humanitaire international perpétrées dans l'ancienne Yougoslavie depuis le 1er janvier 1991 et s'est d'ailleurs déclaré compétent pour les événements du Kosovo de cette année. Son homologue rwandais, siégeant à Arusha (Tanzanie), est chargé de poursuivre les présumés génocidaires ayant agi au Rwanda, ainsi que, s'ils sont Rwandais, ceux ayant été actifs dans les pays voisins, mais uniquement durant l'année 1994. Ainsi, son mandat ne couvre ni les massacres de réfugiés hutu par l'armée rwandaise au Congo en 1997, ni les raids meurtriers régulièrement menés par les milices de l'ancien régime à l'intérieur du Rwanda.

Certes, les TPI ont le mérite d'avoir mis fin au climat général d'impunité dont bénéficiaient depuis des décennies nombre de militaires et d'hommes politiques, responsables de graves violations des droits de l'homme durant des conflits tant internes qu'externes. Cependant, tout en reconnaissant que l'absence de précédents et de jurisprudence ne facilite pas leur tâche, ces Tribunaux d'exception ne se sont pas avérés être des modèles d'efficacité, de transparence, d'indépendance et de respect de la défense.

La légalité des TPI serait elle-même en question. Fruits, selon leurs concepteurs, d'une "interprétation dynamique et téléologique" du chapitre VII de la Charte des Nations Unies autorisant le Conseil de sécurité à prendre des mesures en cas de "rupture de la paix", les TPI auraient, d'après certains juristes, été considérés abusivement comme une "mesure", terme impliquant une limitation dans le temps. lls estiment qu'une fois la paix rétablie, leur fondement aurait dû être modifié : le Chapitre VI de la Charte, traitant du "règlement pacifique des différends", aurait pu leur donner une base plus appropriée. En outre, ils regrettent souvent que ces TPI n'aient pas été créés par une autorité plus représentative que celle du Conseil de sécurité, dont cinq des quinze membres sont permanents et dotés du droit de veto.

Mais, au-delà d'une querelle risquant de n'intéresser que les seuls spécialistes en droit, d'autres aspects de ces Tribunaux et de leur fonctionnement suscitent interrogations et critiques. Il est pourtant nécessaire de relever que les procédures sont inspirées par le droit anglo-saxon, auquel ont été adjoints des éléments de droit romano-germanique, un mélange souvent qualifié d'hybride, à l'origine de la lenteur et de la complexité des procès. A ce jour, seuls quatre accusés ont été condamnés, trois d'entre eux ont encore droit à une procédure en appel, alors que deux ont plaidé coupable, ce qui a réduit leur procès à leur plus simple expression. Pour accélerer le rythme, le procureur Arbour, maître de l'accusation pour les deux Tribunaux, souhaite multiplier les procès collectifs, malgré l'opposition des juges d'Arusha.

Ayant condamné, comme son équivalent yougoslave, deux accusés, le Tribunal d'Arusha maintient en détention 31 individus, tous Hutu rwandais, sauf le journaliste belge Ruggiu. A l'exception d'un qui s'est récemment livré, ils ont tous été arrêtés par les autorités de différents pays africains, apparemment épaulées par des "agents du TPIR". En plus, une douzaine d'accusés vit encore à l'abri dans un pays d'exil.

Comptant actuellement 28 détenus, le TPI yougoslave en a obtenu la reddition de 13, tandis que les autres ont été capturés, soit par les polices de différents pays européens, soit par des forces internationales, en général des commandos de l'OTAN en Bosnie-Herzégovine. Tous originaires de ce pays, ils sont presqu'autant de Serbes que de Croates, ainsi que trois Musulmans, à séjourner dans les geôles de La Haye. Outre ceux figurant sur une liste dite "scellée", le Tribunal a également mis en accusantion une trentaine d'individus toujours en liberté. La plupart sont des Serbes de Bosnie, à l'instar des deux principaux accusés, les chefs de guerre Radovan Karadzic et le général Mladic.

Certaines des nombreuses critiques ou objections dont ils font l'objet sont communes aux deux Tribunaux. Ainsi, les arrestations semblent effectuées de manière parfois brutale. Selon son avocat, le général rwandais Kabiligi a été "torturé" lors de son arrestation au Kenya par des "agents du TPIR" qualifiés de "soldats de la Gestapo". Le Serbe Todorovic, récemment appréhendé par des soldats de l'OTAN, s'est dit incapable de plaider coupable ou non à cause de violents maux de tête, conséquence de coups reçus. Le chef de police Drljaca, qui figurait sur cette fameuse liste secrète, une première dans l'histoire judiciaire, a été criblé de balles par des soldats britanniques venus l'arrêter alors que, selon sa famille, il tentait de fuir.

Si cela peut être considéré comme d'inévitables "bavures", il n'en va pas de même des "marchandages judiciaires" entre les Tribunaux et certains accusés, une pratique strictement interdite dans les systèmes judiciaires d'Europe continentale, mais tolérée chez les Anglo-Saxons. Ainsi, en échange de sa reddition, le chef de l'armée croate de Bosnie, le général Blaskic, a été installé dans une luxueuse villa, libre d'y recevoir les visites de sa famille et de l'ambassade de Croatie, et même les dernières promotions et décorations accordées par son ami le président Tudjman.

Quant au Croate de Bosnie Erdemovic, un "marchandage" lui a permis de voir sa peine réduite de 10 à 5 ans d'emprisonnement pour des crimes commis alors qu'il servait dans l'armée serbe. Bien qu'ayant reconnu avoir personnellement exécuté plusieurs dizaines de personnes après la chute de Srebrenica en 1995, il a pourtant bénéficié de la clémence du Tribunal, notamment pour avoir accepté de charger Karadzic et Mladic, suspectés d'être les instigateurs de ce massacre.

Encore plus étonnant est le cas de Jean Kambanda, Premier ministre rwandais au moment du génocide. Suite à un accord conclu avec le Parquet, il a accepté de collaborer en plaidant coupable et en témoignant contre d'autres détenus. En échange, il a obtenu des garanties concernant la protection de sa famille et a été incarcéré à La Haye en compagnie des "Yougoslaves". Il s'attendait probablement à plus de mansuétude de la part de ses juges car, condamné à la réclusion à perpétuité en septembre dernier, il a alors dénoncé l'accord, arguant qu'aucune mesure de protection de son épouse et de ses enfants n'aurait été prise.

La plupart des insuffisances constatées varient cependant selon que l'on examine les procédures en cours à Arusha ou à La Haye. Concernant le Tribunal rwandais, les critiques semblent se focaliser autour du Greffe, dont l'incompétence et la mauvaise gestion ont déjà motivé le remplacement de son responsable initial. Le nouveau greffier n'a pas échappé à des reproches similaires, émis cet été par un juge suédois en poste à Arusha. Alors que ce dernier a annoncé son intention de ne pas continuer sa mission, le Tribunal éprouve des difficultés à rassembler les candidatures nécessaires à l'élection de nouveaux juges, prévue au début de l'an prochain.

Outre les plaintes de plusieurs accusés concernant des saisies de documents personnels, condamnées dans certains cas par le procureur, on reproche souvent au TPI rwandais de faire peu de cas de la protection des témoins. Ainsi, Amnesty International a dénoncé que le Greffe ait divulgué un document comportant les noms de 16 témoins de la défense réfugiés au Congo, alors que le Parquet dévoilait en audience le pays d'exil d'un autre. Objet de deux rapports de l'ONU, la protection des témoins n'est pas un problème abstrait, comme le montre l'assassinat, en mai dernier au Kenya, de Seth Sendashonga, ministre démissionnaire du nouveau pouvoir à Kigali. Il avait l'intention de témoigner à Arusha à propos de ... la manipulation des témoins de l'accusation du TPI !

Alors que les procès s'appuient essentiellement sur des preuves testimoniales, des accusés assurent être victimes de faux témoignages et le Parquet aurait "menacé" un témoin de la défense pour l'inciter à devenir témoin de l'accusation. Parmi plusieurs décisions difficilement compréhensibles, mentionnons le refus du Greffe de laisser les deux accusés déjà condamnés, Kambanda et l'ancien maire Akayesu, choisir librement leur avocat, en violation du droit international, en l'occurrence la convention de New York. L'avocat belge Scheers, pressenti par l'ex-Premier ministre pour sa procédure en appel, aurait été interdit à Arusha en raison d'"antécédents disciplinaires", ce qu'il conteste et dont il n'a jamais été informé par la voie habituelle. D'autre part, le Greffe aurait récemment imposé aux avocats un "code de déontologie" menaçant leur indépendance.

En outre, rappelons que les autorités de Kigali s'étaient opposées à la création du Tribunal, parce que basé à l'étranger et mettant les dirigeants du génocide à l'abri de la sanction suprême, la peine de mort déjà expérimentée, au Rwanda, par de nombreux "seconds couteaux". Il est cependant vrai que, sans les fortes pressions diplomatiques que le Tribunal international est capable de générer, peu de responsables du génocide auraient été extradés par leur pays d'accueil. Si parmi les inculpés du TPI semblent figurer les plus grands responsables des tueries du printemps '94, certains dénoncent l'absence d'autres suspects, dont le général Ndindiliyimana, chef de la gendarmerie à l'époque, qui a obtenu le statut de réfugié politique en Belgique. D'autres, au contraire, regrettent que le Tribunal ne soit pas compétent pour la période antérieure à 1994, durant laquelle les insurgés tutsi se seraient rendus coupables de nombreuses exactions dans le nord du Rwanda.

Bien que les guerres dans les Balkans furent bien moins sanglantes que le drame rwandais, reconnu par les Nations Unies comme un des trois génocides de ce siècle, les principaux accusés du TPI yougoslave sont eux aussi inculpés de "génocide". Est ainsi visé, semble-t-il, le "nettoyage ethnique", qu'une déclaration de l'Assemblée générale de l'ONU a qualifié de "forme de génocide", bien qu'il se soit limité le plus souvent à des expulsions de minorités. Mais une interprétation aussi large d'un tel terme risque de banaliser les tentatives d'extermination endurées par les Arméniens, Juifs ou Tutsi.

En plus d'un faux témoignage, démasqué en cours d'audience, à charge du Serbe Tadic, premier individu incarcéré à La Haye, les principaux "ratés" du Tribunal datent de l'été dernier. En l'espace de cinq semaines, les deux premiers détenus capturés, une année auparavant, par des forces internationales sont passés de vie à trépas : l'ancien maire serbe de Vukovar (Croatie) Dokmanovic s'est suicidé dans sa cellule de haute sécurité et son collègue de Prijedor (Bosnie) Kovacevic est mort d'une crise cardiaque, après avoir agonisé pendant cinq heures sans intervention des gardiens. Entre ces deux décès, les soldats de l'OTAN ont arrêté deux autres Serbes, extradés à La Haye, puis relâchés quand on s'est rendu compte qu'ils n'étaient pas les individus recherchés ! Frisant le ridicule, le TPI a dû faire face à une rébellion de ses pensionnaires, qui ont formé formé une délégation "multi-ethnique" pour exiger l'amélioration de leurs conditions de détention.

Les critiques les plus graves dont fait l'objet le Tribunal de La Haye ont trait à son manque d'impartialité et sur le fait que de nombreux crimes commis en ex-Yougoslavie n'ont pas donné lieu à des mises en accusation. Ainsi, pour ce qui est du conflit de Croatie, seuls des sécessionistes serbes sont mis à l'index, alors que les premières exécutions massives de civils ont été l'oeuvre de paramilitaires croates, dans un pays où la minorité serbe a été pratiquemnt éradiquée. Si le chef de l'éphémère "République serbe de Krajina" est recherché pour avoir ordonné des tirs de missiles ayant tué, selon les sources, entre 5 et 7 personnes en mai '95, le TPI préfère ignorer que ces tirs ripostaient à une offensive croate qui fit plusieurs centaines de morts, pour la plupart des civils en fuite.

La guerre de Bosnie-Herzégovine, où trois peuples se sont affrontés entre 1992 et 1995, a donné lieu à la mise en accusation de dizaines de Serbes, suspectés d'exactions contre la population musulmane. Une douzaine de Croates sont également inculpés, et presque tous incarcérés, pour des crimes commis durant le conflit qui les opposa aux Musulmans. A en croire le TPI, les forces armées de ces derniers n'auraient rien à se reprocher. Pourtant, le général qui les dirigeait a été exclu l'an passé d'un collège militaire américain où il suivait une formation, pour le motif d'avoir ordonné l'exécution de civils croates en 1993.

Il est également étonnant de constater que personne ne soit inquiété pour les 2 à 3.000 habitants serbes de Sarajevo exécutés par des milices musulmanes en 1992 et 1993, ni pour plusieurs attentats organisés par les autorités locales et attribués aux forces serbes, afin d'ameuter les médias et forcer une intervention armée de l'OTAN. Les trois Musulmans actuellement en procès à La Haye y comparaissent bien pour des sévices infligés à des Serbes détenus dans le camp dont ils avaient la charge. Mais, malgré plusieurs témoignages confirmant le contrôle direct de Sarajevo sur ce camp, visité régulièrement par le président Izetbegovic, il n'entre pas dans les intentions du procureur de mettre en accusation le moindre notable appartenant à cette faction.

En plus d'un budget, en constante augmentation, octroyé par l'ONU (près de 65 millions de US $ en 1998, alors que près de 51 millions ont été alloués au Tribunal d'Arusha, qui ne semble bénéficier d'aucune autre donation), de nombreux actes du TPI dépendent entièrement des donations de certains pays, en particulier des Etats-Unis et de leurs plus proches alliés en Occident et au Proche-Orient. Ainsi, la recherche et l'exhumation de charniers sont entièrement financées par ces donateurs, qui décident où les fouilles seront effectuées. Est-ce un hasard si elles se sont dès lors concentrées dans la région de Srebrenica, où un septième site vient d'être ouvert ? Alors qu'un total de 300 corps a été retrouvé au bout de trois années de fouilles, le TPI n'a pas jugé utile d'envoyer le moindre observateur lors de la découverte, à Mrkonjic Grad, de ce qui reste à ce jour le principal charnier de Bosnie. Il est vrai que les 181 corps exhumés avaient l'inconvénient d'être ceux de Serbes exécutés par l'armée croate...

A cette dépendance financière s'ajoutent des liens étroits avec le monde politique. Est-il normal qu'avant d'annoncer l'extension du mandat du TPI au Kosovo, le procureur se soit cru obligé d'en référer au "groupe de contact", où sont représentés les Etats-Unis et les principaux pays européens ? La liste des prévenus semble calquée sur l'interprétation manichéenne des événements des Balkans fournie par les médias et les autorités occidentales, avec ses "bons", ses "méchants" et ses pacificateurs américains. Ces derniers sont d'ailleurs accusés par les Serbes d'avoir bombardé en 1995 la Bosnie au moyen de munitions faiblement radio-actives, une plainte qui ne donnera vraisemblablement même pas lieu à l'ouverture d'une enquête. L'énergie que Washington consacre à soutenir le Tribunal de La Haye n'a d'égale que celle mise à s'opposer à la création de la CCI, une Cour qui pourrait inculper tout criminel de guerre, fut-il originaire de la plus grande puissance de la planète.

Enfin, malgré leurs différences, les deux TPI doivent encore démontrer qu'ils parviennent à dissuader les violations du droit humanitaire et à réconcilier des peuples qui se sont déchirés, les deux motivations mises en exergue par leurs promoteurs. Au vu des massacres qui ont ensanglanté la région des Grands Lacs ces dernières années et des vives tensions que la tutelle occidentale sur les Balkans ne parvient pas à apaiser, le pari semble loin d'être gagné et pose la question de la réelle efficacité de ces Tribunaux internationaux.
 

Georges Berghezan ( g.berghezan@euronet.be )

 
 
 
Sources principales
 
- Charte des Nations Unies
- " L'ONU, le chapitre VII et la crise yougoslave ", Théodore Christakis, Perspectives internationales, Montchrestien
- entretiens avec le professeur Eric David (Centre de droit international, ULB)

Concernant le TPI d'Arusha :

- site Internet de la Fondation Hirondelle : www.hirondelle.org
- site Internet de Intermedia : www.inter-media.org
- site Internet du TPI : www.un.org/ictr/
- entretien avec l'avocat Johan Scheers

Concernant le TPI de La Haye

- " Le tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie ", Eric David, tiré à part de la Revue belge de droit international, 1993/2, Bruylant
- " Selective Justice in The Hague ", Diana Johnstone, The Nation, 22/09/97
- " bulletin " du tpi et son site Internet : www.un.org/icty/
- presse quotidienne, principalement : International Herald Tribune, Le Monde, Le Soir et La Libre Belgique, de 1995 à 1998
 
 


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